Ascension en ballon depuis le parc des Tuileries à Paris, 1878. Photo : site Internet de la Bibliothèque du Congrès.
Le 25 novembre 1870, vers 14h30, deux Français tombèrent littéralement du ciel à Lifjell, au Telemark.
Ils ont atterri avec un bruit sourd, dans la neige profonde qui recouvrait la montagne, à 1200 mètres d'altitude.
Des glaçons dans leurs barbes, et leurs vêtements raidis par le gel, ils scrutèrent tout autour d’eux ce paysage inconnu.
Aucun d'eux n'avait la moindre idée de l'endroit où ils avaient échoué.
Épuisés et transis de froid, ils entamèrent la descente de la montagne, espérant trouver quelqu'un ou quelque chose qui pourrait les sauver d’une mort certaine par le froid, dans cette contrée inconnue.
Une arme secrète
Paris, 1870 : Plus de deux mois déjà que le général von Moltke a donné l’ordre que la ville soit assiégée.
Les généraux allemands ont fait de Versailles leur quartier général et toutes les tentatives de l'armée française pour libérer la capitale ont été sévèrement contrecarrées.
La guerre franco-allemande touchait à sa fin, et la France était en bien mauvaise posture.
La situation devenait critique dans Paris, où l’on manquait de la plupart des vivres.
La population commençait à considérer l’idée de manger des rats.
Mais les Parisiens n'avaient pas encore l'intention d'abandonner.
Des centaines d'ouvriers, hommes et femmes, travaillaient jour et nuit à une arme secrète, à l'intérieur de la gare du Nord, d’où aucun train n’arrivait ni ne partait.
Le 25 novembre, le ballon à hydrogène de 22 mètres de haut était prêt à partir *.
Ballon dans le parc des Tuileries à Paris en 1878. Collection de la Brown University Library.
L'ingénieur Paul Rollier, 29 ans, vient de dire au revoir à sa femme, qu’il a épousée un mois auparavant seulement.
Il disparaît maintenant dans la nuit.
La nacelle était remplie à ras bord de sacs postaux. Dans sa poche intérieure, Rollier avait un message important pour la délégation gouvernementale à Tours (au Sud-ouest de Paris).
Le ministre de la Guerre Léon Gambetta avait rassemblé une armée de 600 000 hommes au sud d'Orléans, et les autorités de Paris et de Tours devaient maintenant œuvrer ensemble pour briser le blocus autour de Paris.
Rollier et son compagnon de voyage, Léon Bézier, montèrent à bord de la nacelle, et bientôt, ils s’élevèrent dans les airs.
Un ballon en détresse
Après seulement quelques minutes, le ballon atteignit une altitude de 800 mètres. Mais il resta bloqué là, empêché par une poche d'air.
Afin de monter plus haut, Rollier et Bézier jetèrent donc par-dessus bord quelques-uns des sacs de sable qui leur servaient de ballast.
Tout en-dessous, ils pouvaient entendre des coups de feu. Les sacs de sable avaient atterri dans le camp prussien.
Le ballon, qui portait le nom de Ville d’Orléans, n’était que l’un des nombreux ballons de ce type qui avaient été lancés de Paris dans la pénombre et l’obscurité.
Plusieurs aéronautes, comme on les appelait, avaient été abattus ou capturés à l'atterrissage par les forces prussiennes, puis exécutés pour espionnage.
La guerre entre la France et l'Allemagne en 1870-71 a fait des centaines de milliers de morts et a changé la structure du pouvoir en Europe. L'illustration dépeint la bataille de Mars-La-Tour. Elle a été publiée dans les Canadian Illustrated News quelques jours avant le départ de Rollier et Bézier. Source : Wikimedia Commons.
En d'autres termes, c’était une mission très dangereuse. Le Ville d’Orléans parvint à s’élever encore pour atteindre rapidement l’altitude de 2000 mètres, bien hors de portée des tirs prussiens.
S'ils avaient pu contrôler la direction du ballon, ils auraient mis le cap vers le Sud-ouest. Mais tel ne fut pas le cas, le vent au contraire les déportant toujours plus vers le Nord.
Les lumières de la ville disparurent rapidement. Ils apercevaient les contours de plusieurs villages et villes qui disparaissaient presque aussi vite qu'ils étaient apparus.
Le jour venu, le monde sous leurs pieds était recouvert par une couche de nuages qui les empêchait de voir jusqu'où ils étaient allés, dans la direction du Nord.
Ils décidèrent donc de redescendre, et éventuellement même d’atterrir, afin de pouvoir reprendre leur voyage vers le Sud, au-delà des lignes ennemies.
Mais alors que le ballon descendait à l’aurore, ils découvrirent un spectacle effrayant :
Ils étaient désormais juste au-dessus de la mer.
Dessin du Ville d’Orléans au-dessus de la mer, publié dans Le Monde illustré. Photo : Musée technique norvégien.
Un atterrissage dramatique
La situation était critique. La seule solution, pensa Rollier, était de continuer à voler ainsi, le plus longtemps, au-dessus des flots.
Ils volèrent donc ainsi pendant un certain temps, suffisamment près de la mer pour pouvoir repérer des terres ou des navires qui auraient pu les sauver, mais avec une hauteur suffisante néanmoins pour ne pas risquer de sombrer dans l'eau.
Ils commencèrent à douter de leurs chances de survie.
Alors Rollier jeta par-dessus bord tout ce qui pouvait peser afin de continuer à voler le plus longtemps possible.
Des centaines de lettres tombèrent ainsi lentement du ciel pour être englouties par les vagues. Le ballon repris de l’altitude.
Dessin représentant Rollier et Bézier à bord du Ville d’Orléans. Photo : Musée technique norvégien.
La brume les enveloppa, et un profond silence se fit.
Les heures passèrent. Le ballon commença à manquer dangereusement de gaz. Tout ce qu'ils pouvaient faire était de prier en espérant qu’ils se dirigeaient bien vers la Grande-Bretagne, et qu'ils y arriveraient avant que le ballon ne sombre dans la mer.
Soudain, ils virent quelque chose de vert sous le ballon. Cette fois, ils en étaient absolument certains : ce n'était pas la mer, mais des sapins.
Rollier cria à Bézier de jeter l’ancre, mais trop tard.
Quelques secondes plus tard, la nacelle heurta le sol dans un grand fracas.
Rollier fut projeté dans les airs, et retomba dans la neige profonde, dans un bruit sourd.
Il se releva, et à son grand désespoir, il vit que Bézier était retenu prisonnier, retenu par la corde d'ancrage qui le tenait maintenant suspendu par les jambes, sous la nacelle, tandis que le ballon commençait à reprendre de la hauteur.
Dessin de l'atterrissage à Lifjell. Photo : Musée technique norvégien.
Au dernier moment, Rollier saisit l'une des cordes qui pendaient depuis la nacelle.
Le ballon, qui fort heureusement, était désormais presque complètement vidé de son gaz, manquait de vitesse, et les deux hommes étaient maintenant suspendus chacun à une corde, à plusieurs mètres au-dessus du sol.
Bézier parvint à libérer son pied de la corde, et les deux hommes se laissèrent tomber entre les arbres.
Gisant dans la neige, ils regardèrent le ballon qui s’élevait à nouveau pour disparaître derrière les montagnes.
Du café tiède – un signe de civilisation
Ils avaient atterri dans une région montagneuse recouverte d'une épaisse couche de neige, mais dans quel pays et à quelle distance de Paris, ils n’en avaient aucune idée. Il n'y avait rien d’autre à faire à part redescendre de la montagne, et se mettre en quête de signes de vie humaine.
Lentement, les deux Français s’engagèrent dans une forêt. L'obscurité était tombée. Mais bientôt, ils virent, à leur droite et à leur gauche, les ombres de ce qu'ils pensaient être des loups, tapis entre les arbres.
Ils s’en sortirent en escaladant un grand arbre, et les loups les y abandonnèrent.
Mais ce surcroît d’effort, l'angoisse et le froid étaient venus à bout de Rollier, qui s’écroula dans la neige.
Dessin de Rollier et Bézier, dans la neige, à Lifjell. Publié dans Le Monde illustré. Photo : Muller, Rich / Musée technique norvégien.
Bézier dut abandonner son compagnon de voyage, exténué, dans l’espoir de trouver un endroit où ils pourraient passer la nuit. À son grand soulagement, il découvrit une sorte de remise, remplie de paille, non loin de là.
Après avoir tiré Rollier vers la remise et l'avoir couché dans la paille, Bézier à son tour sombra dans le sommeil.
Le lendemain matin, il n'y avait rien d'autre à faire que de marcher péniblement dans la neige. Non loin de la remise, toutefois ils découvrirent les marques fraîchement laissées sur le sol par un traîneau.
Les aéronautes décidèrent de les suivre, en espérant que ceux qui les avaient faites ne leur seraient pas hostiles.
Après avoir marché un certain temps, une hutte apparut entre les arbres, à moitié recouverte par la neige. L’unique ouverture de l’habitat était recouverte de peaux d'ours.
Devant, il y avait le traîneau qui avait laissé ces traces dans la neige.
Après avoir appelé et cogné contre la paroi de la hutte, en vain, ils décidèrent d'entrer. A leur grand soulagement, ils trouvèrent un foyer de cheminée encore fumant et des pommes de terre bouillies qu'ils pourraient manger.
Peut-être leur plus grand soulagement fut-il de trouver une cafetière contenant du café tiède - signe, pensa Rollier, qu'ils étaient en pays civilisé.
Portrait de Paul Rollier. Photo : Musée folklorique norvégien.
Après avoir mangé et s’être réchauffé un peu, Rollier est ressorti. Ils décidèrent d'allumer un feu à l'extérieur de la hutte pour avertir ceux qui y vivaient qu'ils avaient des visiteurs.
Peu après, il aperçut deux silhouettes qui fondirent à toute vitesse vers lui. «Klas! Klas!» cria l'un des deux hommes à l'autre.
Rollier pensa que ce mot étranger pouvait être un cri de guerre. Aussi tendit-il les deux bras au ciel comme pour signaler ses intentions pacifiques.
À son grand soulagement, les deux hommes firent de même. Ils essayèrent de lui parler, mais Rollier ne comprit pas, ni ne put se faire comprendre d’eux. La seule chose qu'ils parvinrent à communiquer aux Français fut leurs noms : Klas et Harald.
A l’aide de signes, ils invitèrent donc Rollier à rentrer dans leur hutte. Bézier et lui purent y partager ce qui pour eux dut être un repas exotique : du lard frit, des galettes de pain sans levain ("pain plat") et du lait de chèvre.
Portrait de Bézier. Photo : Musée folklorique norvégien.
Alors qu'ils se réchauffaient devant la cheminée, les Norvégiens regardèrent de plus près les chaussures abîmées de Rollier. « Fournisseur de l’Impératrice – Paris », pouvait-on lire sur la semelle.
«Paris! Paris? French?» s'exclama Harald, à la grande joie des deux Français. Ils hochèrent la tête dans l'affirmative.
Lorsque Klas sortit une boîte d'allumettes, Rollier l'examina et lut un mot qu'il connaissait : «Christiania». Christiania ! Ils étaient en Norvège !
Après nombre gestes et mimiques, Harald et Klas comprirent que les deux Français voulaient rejoindre de toute urgence Christiania.
Rollier et Bézier emportèrent avec eux des provisions. Les deux Norvégiens leur indiquèrent la bonne direction, puis ils se mirent en route.
La rumeur court
Enfin, les deux Français pouvaient admirer la beauté du paysage. Rassasiés et réchauffés, ils étaient soulagés d'être arrivés dans un pays où les gens étaient bien disposés envers eux.
Mais où ils se trouvaient exactement en Norvège, et à quelle distance de Christiania, ils l’ignoraient.
Il était urgent de transmettre le message important au gouvernement français à Tours, alors ils se hâtèrent autant qu'ils le purent.
En chemin, ils rencontrèrent plusieurs personnes qui leur donnèrent de la nourriture et leur indiquèrent la bonne direction, mais aucune d'elles bien sûr ne parlait le français.
Ils traversèrent des vallées et contournèrent des lacs, jusqu'à ce qu'ils arrivent dans une ferme plus grande, où ils furent reçus par des personnes qui leur semblaient avoir un statut social important : l'avocat Walløe et son ami Niels Nilsen, le directeur des mines de cuivre et de zinc de Seljord.
Heureusement pour Rollier et Bézier, Nielsen parlait français. Les deux Français découvrirent enfin où ils se trouvaient et quelle distance il leur restait à parcourir. Leur ballon avait échoué à Lifjell, à environ 150 kilomètres de Christiania.
Ils furent invités à partager un repas avec les gens du village, et bientôt, on joua même la Marseillaise au piano en leur honneur.
Le lendemain matin, ils quittèrent la ferme et partirent avec un traîneau qu'on leur avait prêté. Après un voyage de près de 20 heures, ils arrivèrent à Kongsberg.
La rumeur les avait précédés : partout où ils allaient, ils étaient accueillis par des hourras et les gens se pressaient autour d'eux. Certains même avaient fabriqué des drapeaux français qu'ils avaient accrochés aux fenêtres en l'honneur des Français.
Le drapeau du Ville d’Orléans. Collections du Musée technique norvégien. Photo : Newman, Stephen / Musée technique norvégien.
Le directeur des chemins de fer de Kongsberg les escorta à travers la foule jusqu'à la gare, et finalement Rollier et Bézier purent prendre place dans le train qui les emmena à Drammen.
La fin du voyage
À Drammen, on leur apprit que leur ballon avait été retrouvé à Krødsherrad, où il s’était échoué, au grand dam de deux vieilles femmes, qui, épouvantées, crurent voir le diable en personne.
Les habitants, qui ne savaient pas si les aéronautes étaient encore vivants, avaient envoyé un certain nombre d'objets qu’ils avaient retrouvés dans la nacelle, et qui furent remis à Rollier et Bézier.
Le lendemain, à une heure et demie, ils arrivèrent à Christiania, où ils se rendirent aussitôt au consulat de France. De là fut transmis le plan, via Londres, pour réunir l'armée qui stationnait au sud d'Orléans et l'armée stationnée à Paris.
A Christiania, Rollier et Bézier reçurent quantité de télégrammes, certains d'aussi loin que Tromsø, tout au Nord. Toute la Norvège leur souhaitait bonne chance et bon retour dans leur pays.
Les deux aventuriers français étaient partout demandés, et ils furent invités à de nombreux banquets et fêtes.
Après un énorme banquet d'adieu auquel participèrent près de 1000 participants - lors duquel l’écrivain Jonas Lie poussa même la chansonnette, et lors duquel l’écrivain Bjørnstjerne Bjørnson prononça un discours -, il fut temps, enfin, de dire au revoir à la Norvège.
Quant au ballon des deux héros, il fut légué à l'Université d'Oslo.
Le Ville d’Orléans à Klingenberg, 1871. Photo : musée d’Oslo.
Au son de la Marseillaise, Rollier et Bézier quittèrent le fjord d'Oslo à bord du North Star, qui les emmena à Londres, d’où ils prirent à nouveau la mer pour rejoindre Tours.
Lorsqu’ils rejoignirent enfin le gouvernement français, deux semaines s’étaient écoulées depuis leur départ en ballon de Paris. Ils avaient expédié dès leur arrivée à Christiania le message enjoignant les forces armées de s’unir, mais il était déjà trop tard.
Malheureusement pour les Français, l'armée au Sud-ouest de Paris avait déjà lancé l’assaut pour libérer la ville, mais ce fut un échec.
Après de violents combats qui durèrent un peu plus d'un mois, l'armée française fut complètement défaite.
Fin janvier 1871, la France et Paris capitulèrent. La victoire prussienne contribua à l'unification de l'Allemagne et le roi Guillaume Ier fut proclamé Empereur d'Allemagne dans la Galeries des glaces du château de Versailles le 18 janvier.
La guerre franco-allemande prit fin officiellement le 10 mai 1871, avec le traité de Francfort.
Le ministre français des Affaires étrangères appose son sceau sur l'accord de paix, sous le regard vigilant d'Otto von Bismarck. Dessin extrait de Lectures pour Tous / Wikimedia Commons.
Rollier retourna en Norvège avec sa femme l'année suivante. Accompagné d’un interprète, il visita la ferme de Klas et Harald.
Avec ses sauveteurs, il remonta à Lifjell, retourner voir l’endroit où il avait été éjecté de la nacelle du ballon.
Une pierre commémorative y fut érigée plus tard - qui s'y trouve encore aujourd'hui -, en souvenir du jour où la guerre franco-allemande fit irruption en Norvège à bord d’un ballon.
Sources : Articles de journaux provenant des collections de la Bibliothèque nationale, le livre Den første luftferd over Norge (Le premier vol au-dessus de la Norvège), d'Einar Østvedt. Rollier a écrit un livre sur son excursion en Norvège, dont des extraits ont été traduits et publiés dans une série d’articles publiés par Aftenposten en 1871.
Article traduit d'après celui écrit par Madame Live Vedeler Nilsen pour la Bibliothèque nationale en Norvège / Nasjonalbiblioteket : https://www.nb.no/historier-fra-samlingen/viktig-krigsbeskjed-skulle-til-tours-havnet-i-telemark/